dimanche 11 septembre 2016


Une noisette, un livre



L’insouciance

Karine Tuil


(Photo © Squirelito)



On ne se soucie de rien, on ne se préoccupe de rien. Détachement. Frivolité.
Mais la violence du monde brise cette légèreté. Après "L’invention de nos vies", Karine Tuil, transforme à nouveau la réalité en une fiction, âpre et aiguë : "L’insouciance". Et qui ne peut laisser dans l’indifférence.

Le récit tourne autour de quatre personnages : Romain, François, Marion et Osman, dont chaque destin va être bouleversé, non pas par un fusil comme dans le film "Babel" mais par la brutalité envahissant la société, de près comme de loin, des sphères politiques jusqu’aux infranchissables montagnes afghanes.
Romain Roller, un militaire engagé mais dévasté ; François Vély, un riche entrepreneur franco-américain d’origine juive ; Marion Decker, une jeune journaliste ; Osman Diboula, personnalité politique montante d’origine ivoirienne. Ils se connaissent déjà où vont se rencontrer, souvent pour le pire, quelquefois pour le meilleur. De la guerre en Afghanistan jusqu’au palais de l’Elysée, du 9-3 au VII° arrondissement, de New-York à Bagdad, une série d’événements privés et publics (liaison extraconjugale, scandale médiatique, prise d’otages) va faire basculer chaque chemin de vie.
A travers ce parcours, c’est un portrait cruel de la société du XXI°siècle (avec, entre autres, de nombreuses références au très sélect club "Le Siècle") où tout est agressivité, pouvoir, fausseté dans un bain politico-médiatique sur fond de mouvance belliqueuse mondiale et communication incontrôlable via la puissance de l’image et la mainmise des réseaux sociaux. S’ajoutent les sempiternelles questions raciales et religieuses avec la manipulation qui s’ensuit.
La romancière a la sagesse et l’intelligence de ne jamais tomber dans les clichés faciles qui, pourtant, auraient pu être tentants : les minorités issues des banlieues, l’Elysée avec ses couloirs et ses "off", les dirigeants et la finance, le racisme, l’antisémitisme… Tout est bien construit sans angélisme ni voyeurisme à outrance. Sauf, une description du réel qui met mal à l’aise, forcément.
Car la violence est omniprésente, à faire trembler les 524 pages que vous tournez sans pouvoir vous arrêter. Violence de la guerre, du combat. Violence du pouvoir, de la domination/de la chute. Violence de l’entreprise, de l’argent, des marchés. Violence dans le couple, l’amour, le sexe. Violence dans l’amitié, les relations. Violence dans la religion et ses extrêmes. Violence dans l’impétuosité médiatique. Violence dans l’égocentrisme. Violence des descriptions qui laisseraient des traces de poudre sur la table où votre livre est posé. Violence des dialogues, violence dans la transposition de personnages fictifs avec l’actualité des dernières années.

Karine Tuil par son phrasé si particulier et ce pouvoir de l’écrit qui monte en crescendo, est plus convaincante que nombre d’éditorialistes/spécialistes au langage parfois trop redondant. Peut-être plus réaliste aussi, le roman laissant aux vestiaires ce que l’on ne peut dire sur un plateau télé ou dans un magazine. Car cette fiction n’a pas été écrite au hasard, l’auteure ayant fait d’innombrables recherches, notamment dans le domaine militaire et sur les blessés de guerre.
Un roman à lire parce qu’il interroge, beaucoup. Avec une note d’apaisement pour clore cette épopée de la brutalité. Parce que la vie est la vie, et qu’elle doit continuer.

 Extrait
"François n’avait pas perçu la charge politique de cette sculpture, l’art faisant partie de sa vie, il était partout chez lui, rien ne le choquait. Comment aurait-il pu imaginer que, le jour même de la parution du magazine, le grand public manifesterait sa réprobation sur tous les supports et avec une violence qui l’avait sidéré ? "Scandaleux" , "raciste", "ignoble". Ça avait commencé par une réaction outragée d’un journaliste sur Facebook. Dans un commentaire accompagné d’une copie de la photo, il avait écrit : "le racisme décomplexé d’un grand patron français". Des personnes lui avaient répondu et aveint partagé le lien. L’indignation réciproque, on se chauffe, on dénonce, et en quelques dizaines de minutes, ça s’embrase, le message est repris partout, la photo, diffusée sur les réseaux sociaux aux quatre coins du monde."

 
L’insouciance – Karine Tuil – Editions Gallimard – Août 2016


* Premiers Prix Landerneau des lecteurs 2016

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